Centenaire de la mort du fondateur de l’IES – Ernest Denis

Ernest Denis (1849-1921)

Pourquoi commémorer le centenaire de la disparition d’Ernest Denis, décédé le 4 janvier 1921 ? Avant tout parce qu’il a été un des découvreurs français de l’Europe centrale et un des inspirateurs de la création de la Tchécoslovaquie.

Né le 3 janvier 1849 dans une famille huguenote de Nîmes, jeune esprit avide de découvertes, il s’est nourri de la bibliothèque de son père, modeste marchand de vin : la lecture du roman de George Sand Consuelo lui fait découvrir l’existence du pays de Jan Hus. De son éducation protestante, il a conservé une certaine austérité, un sens du secret, une volonté de « faire » plus que de paraître. Denis a écrit comment l’expérience familiale de la Révolution française a enraciné chez lui le rejet de toute contrainte et la foi en la victoire de la justice. Mue par la volonté de revanche, cette génération française est marquée par le traumatisme de la perte de l’Alsace-Lorraine en 1870. L’éveil à l’Europe centrale et orientale est le fruit d’une volonté de mieux connaître un monde dont on espère l’alliance pour une indispensable reconquête.

Passé par la « voie royale » de l’École normale supérieure, il devient un universitaire et un savant respecté et engagé : il a failli se faire expulser de l’École normale pour avoir participé à une manifestation anti-bonapartiste. Patriote et républicain convaincu, il est aussi dreyfusard. La soutenance de sa thèse en 1878 lui ouvre les portes de l’enseignement supérieur à Bordeaux, puis à Grenoble, et de nouveau à Bordeaux, où il est nommé professeur en 1886 et qu’il quitte en 1896 pour la Sorbonne. Au départ de sa carrière, Denis réaffirme à plusieurs reprises qu’il voudrait entreprendre un grand travail sur les rapports entre Slaves et Germains et il ne cesse de rêver de larges synthèses sur le monde slave (par exemple à l’issue de son voyage en Pologne de 1891). Il s’intéresse aux Bulgares au point de traduire en 1876 l’ouvrage de son ami Konstantin Jireček. En 1881, il fait paraître sa traduction du premier volume de l’Histoire des littératures slaves de Pypine et Spassovitch. En 1910, il fonde et préside à la Sorbonne le Comité franco-polonais. Pendant la Grande Guerre, sa sympathie pour les Slaves du Sud s’exprime à travers plusieurs ouvrages (comme La Grande Serbie) et dans les colonnes de La Nation tchèque, puis du Monde slave, revues qu’il a contribué à lancer. Denis est devenu aussi un spécialiste de l’Allemagne avec trois ouvrages (L’Allemagne de 1789 à 1810 en 1896, L’Allemagne de 1810 à 1851 en 1898, et La fondation de l’Empire allemand en 1906), sans parler de son importante contribution à l’Histoire universelle de Lavisse et Rambaud (1892-1901) où il traite des Slaves, mais également des Lituaniens et des Hongrois. L’œuvre tchèque de Denis doit être insérée dans cet ensemble, du moins jusqu’en 1914. Car, pendant la guerre, il a mené un autre combat, avec l’énergie qui le caractérisait : le souci scientifique s’est alors effacé derrière la lutte patriotique et le sentiment qu’il était nécessaire que l’Allemagne soit durablement écrasée.

Lors de son séjour à Prague, sous l’influence du grand historien et homme politique tchèque František Palacký et des polémiques des années 1870 entre historiens tchèques et allemands, Ernest Denis s’est orienté vers la période hussite, sujet de sa thèse. Puis il a avancé dans le temps avec Les origines de l’Unité des frères bohêmes (Angers, 1885), Georges de Podiébrad. La Bohême pendant la seconde moitié du XIVe siècle (Paris, 1887), La fin de l’indépendance bohême (Paris, 1890), La Bohême depuis la Montagne Blanche (en deux volumes, 1901-1903). En vingt-cinq ans de travail, Denis a écrit sur la moitié de l’histoire de la Bohême et réalisé cette synthèse qui effrayait les tenants de l’école positiviste : ils se limitaient à des travaux d’érudition limités dans le temps. Ainsi Denis est-il apparu comme le successeur légitime de Palacký par son goût des grandes fresques et des explications globales. Il a notamment apporté sa propre vision de la Montagne Blanche de 1620, utilisant les thèses de certains historiens tchèques sur la désagrégation d’une élite féodale responsable de la ruine morale et matérielle de la Bohême. Avec le recul, ce sont ses ouvrages sur le XIXe siècle qui conservent le plus de valeur et s’imposent encore aujourd’hui comme des références. Avec la parution de La Bohême après la Montagne Blanche en 1903, Denis a donc acquis une considération quasi-générale en Bohême, qui lui vaut d’être l’année suivante membre étranger de l’Académie royale des Sciences de Prague et de recevoir la médaille d’or de la Ville de Prague. Son soixantième anniversaire, le 3 janvier 1909, a été l’occasion d’un afflux d’hommages.

Inlassable animateur, Denis participe à la fondation, en mars 1908, de l’Association franco-slave auprès de l’Université de Paris, persuadé alors que pourrait intervenir une réconciliation russo-polonaise. En octobre 1908, il prend la présidence d’un comité de soutien à la Serbie après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. Il songe à la création d’un Institut et d’une revue scientifique slave. Sur un plan strictement universitaire, avec son ami Emile Haumant, Denis voit arriver à leur terme les premières grandes thèses historiques sur le monde slave : le 12 avril 1913, c’est la Slovaque Helena Turcerová (Tourtzer), qui soutient un travail sur Ludoviť Štúr, le codificateur du slovaque moderne. Ernest Denis publie à son tour en 1917 un des premiers ouvrages français sur les Slovaques (La question d´Autriche. Les Slovaques). S’il est difficile de trouver une trace directe de sa réaction immédiate au drame de Černová et de ses échos en 1907-1908, dans le texte cité, il condamne cette intervention brutale et injustifiée en notant l’importance de cet épisode dans la lutte des Slovaques.

La guerre et la mort de son plus jeune fils Jacques lors des premiers jours du conflit ne freinent pas son ardeur : il est désormais en phase avec le trio d’exilés Tomáš G. Masaryk, Edvard Beneš et Milan Rastislav Štefánik. Ses idées démocratiques s’accordent avec le projet d’État tchécoslovaque qu’il appuie de toutes ses forces. Les Tchèques lui en ont été reconnaissants. Après octobre 1918, Prague donne son nom à sa deuxième gare et l’universitaire, mis sur le même plan que le président Woodrow Wilson, ressent une certaine gêne face à cet honneur qu’il juge disproportionné et qu’il n’accepte que comme marque de reconnaissance à l’égard de la France. Son nom est aussi donné à l’Institut français, le pôle du rayonnement de l’Université française dans la capitale tchécoslovaque. Décédé au lendemain d’un voyage triomphal en Bohême, Ernest Denis est enterré au cimetière de Sceaux. Il laisse alors derrière lui, outre son œuvre scientifique, l’Institut d’études slaves de Paris, installé dans sa maison familiale (9, rue Michelet, Paris VIe), et qui a joué et continue de jouer un rôle primordial pour la connaissance du monde slave et sa diffusion en France.

L’héritage d’Ernest Denis est celui d’un historien qui a ainsi défini son approche : « Le grand danger de l’histoire, c’est l’abstraction. Si je ne craignais une comparaison un peu prétentieuse, je dirais qu’elle tombe ordinairement dans l’erreur des peintres d’atelier : les détails sont exacts, l’atmosphère est fausse ». Il a toujours privilégié dans ses ouvrages la perspective au détail, le souffle moral et le jugement à la description. Ses grands livres sur l’histoire de la Bohême en sont l’illustration. Au fond, il refuse une perspective purement positiviste. Ce qui, bien entendu, ne l’a pas empêché d’exercer avec acuité son sens critique. Il a contribué à faire connaître l’Europe centrale en France, et particulièrement sa partie slave constituée de pays mal connus, qui ont été intégrés au début du XXIe siècle dans l’Union européenne, comme ils y aspiraient légitimement. Car cette région appartient à l’Europe à part entière, par sa culture et par son rôle historique.

 

Antoine Marès, professeur émérite d’histoire de l’Europe centrale (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et ancien président de l’Institut d’études slaves de Paris